Canti di a pieve di Moita

raccolti dà Petru Fraticelli

(Chants de la pieve de Moita, recueillis par Pierre Fraticelli. Textes et intoduction)

Le village de Moita a été la patrie de nombre de poètes et d'improvisateurs qui ont laissé des chants connus dans toute l'île, dont la célèbre "paghjella" (chant polyphonique) "Moita un ti piaciva" , qui est au répertoire de presque tous les groupes de chanteurs corses.

 

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Maurice Ravel et la musique corse.

En novembre ou décembre 1895, Maurice Ravel, qui a vingt ans, jeune lauréat du Conservatoire de Paris, harmonise et orchestre les chants traditionnels corses. Albiana et Casa Editions ont édité un CD ("Maurice Ravel, orchestrations inédites, 1896) qui propose 13 de ces orchestrations, enregistrées sous la direction de Jean Michel Gianelli. Elles sont d'un extrême intérêt et pour la connaissance de la musique corse et pour la connaissance de Maurice Ravel. Nous citerons ici quelques phrases du livret de présentation du CD mentionné: "Ravel a orchestré ces chants corses avec un immense respect de la forme et une compréhension parfaite des moyens par lesquels une oeuvre d'art arrive à s'illuminer de son meilleur jour, à se manifester clairement par ses propres moyens. Certains chants sont un exemple de ce que sera l'art du compositeur, un orchestrateur de génie, l'un des plus magiques et des plus marquants que compte le 20° siècle."

 

Nous proposons ici quelques chants recueillis avant sa mort par un habitant de Moita, Pierre Fraticelli, qui occupa une partie du temps de sa retraite d'officier à rassembler et retranscrire ces textes. Certains passages de ces chants étaient connus dans l'île entière, sans que l'on en sache le plus souvent l'origine ni les auteurs. Ceux-ci ont tous vécu à Moita entre 1850 et 1930 environ. La plupart d'entre eux ne quittèrent jamais leur village natal. Il s'agit donc d'exemples précieux de cette poésie populaire chantée qui est une des marques de la culture traditionnelle corse.

 

Le domaine de l'oralité.

C'est sur un canevas musical déjà défini, que l'on composait son poème, sans le plus souvent jamais l'écrire. Cette composition obéissait cependant à des règles très précises, transmises par la tradition, et qui concernaient aussi bien la structure de la strophe, l'alternance des rimes, la métrique du vers. Cette structure tant musicale que poétique différait selon le chant auquel elle s'appliquait . Nous citerons quelques-uns de ces chants, ou de ces poèmes chantés, en nous inspirant ici pour une grande part des travaux de Ghjermana de Zerbi (Cantu nustrale)

  • a serenata, (il est peut-être inutile de traduire), chant d'amour à la gloire d'une belle.
  • a nanna (la berceuse)
  • u lamentu, (la complainte) chant de la tristesse, de la rupture, du deuil, ou, dans une sorte de contre-usage, chant de la dérision et de l'ironie.
  • u voceru, difficilement traduisible, qui était le chant de la vengeance après une mort violente.
  • u cuntrastu (m-à-m l'opposition) joute poétique où, sur un thème donné, deux poètes improvisent en faisant assaut de pointes, de saillies, ce qui permettait sans doute de dénouer sur un mode ludique certains conflits. Le propre de ces improvisations est, bien sûr, de ne pas survivre à la circonstance et au moment qui les font naître. Quelques-unes d'entre elles ont été cependant sauvées de l'oubli, dont celle, célèbre entre toutes de A pippa, dispute pleine d'humour et d'ironie pour une pipe brisée. Un autre genre, proche de u cuntrastu (faut-il les confondre?) est u chjami e rispondi (m-à-m: appels et réponses) , où il s'agit avant tout pour chacun des deux participants, et devant un public de connaisseurs, de témoigner de sa suprématie dans l'art, difficile, de l'improvisation.

 

Certains chants étaient destinés à être interprétés en polyphonies. Ainsi pour:

  1. u terzettu, composé de trois couplets de hendécasyllabes (vers de onze pieds, dont l'origine est très probablement toscane)
  2. u matricale (du latin mater: la mère; chant en langue maternelle, s'opposant au chant sacré, en langue latine), à la structure assez libre (alternance de penta- (5) hepta- (7), octo- (8) hendécasyllabes)
  3. a paghjella, dont la strophe est un sixtain (six vers) de huit syllabes empruntés aux chants de la liturgie latine.

Cette dernière ( l'étymologie du nom nous restera, semble-t-il, définitivement obscure) est aujourd'hui considérée comme l'expression la plus authentique du chant polyphonique traditionnel, et elle s'est répandue à travers toute l'île, du Cismonte (aujourd'hui la Haute-Corse) au Pumonte (Corse du Sud). Son origine, elle aussi mystérieuse, se trouve dans le Cismonte et plus précisément dans un périmètre qui englobe approximativement la région de A Castagniccia (La Châtaigneraie) et ses périphéries. On chantait la paghjella dans U Boziu, Orezza, Alisgiani, a Pieve di a Serra (Moita et sa région), a Tavagna, régions qui constituent un territoire géographiquement assez homogène, situé au centre-est de la Corse. La façon de chanter (en corse, on dit u versu) la paghjella n'est pas la même d''une micro-région à l'autre, voire même d'un village à l'autre (il existe ainsi un versu moitincu différent de celui des villages environnants). La beauté du chant naît de l'entrelacs des trois voix: la seconde, a seconda, qui attaque le chant, la basse, u bassu, qui vient la soutenir, puis greffant sur ces deux voix ses trilles, la troisième, a terza, qui achève de donner au chant toute son émouvante beauté.

 

 

Nous proposerons trois chants: le premier, A dota, La dot, composition satirique, où l'auteur se rit de sa propre misère. Le second est une des paghjelle les plus connues de l'île. Le troisième Coeur de panthère, Cor di pantera, a une tonalité particulièrement tragique, ici ou là "dantesque" et que la mélodie, tout à fait particulière, et unique en Corse, dans son rythme, ou dans sa "scansion" , accentue encore.

A dota (La dot)

Don Ghjuvani Ferrandi dit Don Cicinu

 

 
Noi simu dui fratelli

A sparte un gran casale

U primi chi si marita

Pigliara induve li pare

E parti l'ha fatte mama

Testimoni un si ne chjama 

Nous, on est deux frères

A partager une très grande maison

Le premier qui se marie

Prendra ce que bon lui semble

C'est mère qui a fait les partages

Et on n'a pas besoin de témoin.

In quantu à la mobiglia

A me nunda un mi manca

Aghju un bellu tavulinu

A mio merria è la mio panca

Una bella caffittera

Quattru piatti è a suppera 

Pour ce qui est du mobilier

à moi, il ne me manque rien

j'ai une belle table

ma huche à pains et mon banc

une belle cafetière,

quatre assiettes et une soupière.

Aghju un bellissimu imbutu

Un brotulu è tre buttiglie

So cume li paisani

A l'usu di le famiglie

Si sa chi li poveretti

Di casa so sempre stretti 

J'ai un très bel entonnoir

Un flacon et trois bouteilles

je suis comme les gens du village

selon les usages des familles

On sait que les pauvres

Sont toujours à l'étroit chez eux

Aghju un bellissimu lettu

Di lu più fine castagnu

C'hé cuverte è lenzole

Di facimi un mi lagnu

Aghju un bellu strapuntinu

Un saccone è lu cuscinu 

J'ai un très beau lit

en bois de châtaignier très fin

Il y a couvertures et draps

et je n'ai pas à me plaindre

J'ai un beau sommier

le matelas et le coussin

In qualità di vestumi

A me nunda mi manca

Aghju due camisgiole

Una hé brutta è l'altra hé bianca 

Hé vera, scarpi un ne aghju

Quist'annu i cumpreraghju 

Question habits

Il ne me manque rien

J'ai deux chemises

Une est sale et l'autre est blanche

C'est vrai que je n'ai pas de souliers

Mais je les achèterai cette année

Avà ci vole ch'eu mi compri

Un pezzacciu di beretta

Un paghju di pantaloni

Un corpettu è una ghjachetta

E po allora aghju ogni cosa

Un mi manca che la sposa 

Pour l'heure il faut que je m'achète

Un lambeau de casquette

Une paire de pantalons

un gilet et une veste

et alors j'aurai vraiment tout

Il ne manquera que l'épouse

Aghju un pezzacciu di vigna

Chi si chjama lu Suertu

Ghjè un locu di taspriccia

U ti vendu à campu apertu

Ma quandu aghju la sete

Ci vole ch'eu corghi allu quartu 

J'ai un mauvais coin de vigne

qui s'appelle la chênaie

C'est un endroit de broussailles

je vends à qui le prend

Mais quand j'ai soif

Il me faut courir boire de l'eau

Quant'à pedali d'olive

N'aghju due mozziconni

ma per cio ch'eu sentu di

ne pusseda più Ciattoni

Quandu vo à chjinàmi a sera

Ne voghu sempre à pasponi 

Quant aux pieds d'oliviers

J'en ai deux souches

D'après ce qu'on m'en dit

Le sieur Ciattoni en possède davantage

Quand je vais me coucher le soir

J'y vais toujours à tâtons

Aghju dui castagnacci

Mà so tutti scalancati

Per la maladetta sorte

U tonnu l'ha dinnocati

A palesu è un mi ne vergognu

Di rate un'aghju bisognu

J'ai deux méchants châtaigniers

Mais ils sont complètement fichus

Un coup du mauvais sort

Et le tonnerre me les a foudroyés

Je le dis, et je n'en ai pas honte

Je n'ai pas besoin de séchoir à châtaignes

In qualità d'animali

Aghju un bellissimu cane

So dui anni ch'ellu hé in casa

Ellu un n'ha mai vistu pane

La vi dicu in patti chjari

a la so spesa in danari 

Pour ce qui est des animaux

J'ai un chien magnifique

Ca fait deux ans qu'il est à la maison

Et il n'a jamais vu un bout de pain

je vous le dis en termes clairs

il me coûte de l'argent

Qui finiscu o Damicella

A lodàvi u mio casale

Se tenite à fà capricciu

Incù me ci starete male

Eu, voi, fratellu è mama

sara pane biancu in brama

Ici j'achève, mademoiselle

de vous vanter mes biens

Si vous tenez à faire des caprices

avec moi vous tombez mal

Moi, vous, mon frère et mère, 

on rêvera toujours de pain blanc